30 mars 2023

Interview du GA G. DE SAINT QUENTIN

Interview du GA G. DE SAINT QUENTIN

VAR-MATIN PUBLICATION : 12/02/2023

JOURNALISTE : NICOLAS CUOCO

Mon général, il y a tout juste 10 ans, la France lançait l’opération Serval et déployait près de 5000 soldats au Mali. Pourriez-vous nous présenter les contours du dispositif français.

Au plus fort de la crise nous étions autour de 7000. La force interarmées comprenait trois composantes (terrestre, aérienne et logistique) ainsi que la composante Forces Spéciales, plus autonome. Le Mali étant un pays enclavé, la composante navale n’était pas représentée sur le théâtre mais elle a contribué aux mouvements logistiques de la France vers les ports d’Afrique de l’Ouest pendant les premières semaines.

Parmi cet éventail, les forces prepositionnées, terrestres, aériennes et spéciales, ont joué un rôle majeur pour bloquer la descente des groupes djihadistes vers Bamako dans les premières heures de la campagne.

Quel était l’objectif ?

La mission était de détruire les cellules djihadistes pour leur interdire le sud du pays puis d’appuyer le redéploiement de l’État malien et de l’armée malienne sur tout le territoire.

Lorsque François Hollande prend la décision d’apporter son aide au Mali avec un tel dispositif, comment est accueillie cette décision dans les états-majors ?

Ce fut une relative surprise.

Depuis 2012 et la conquête du nord Mali pour ces groupes islamistes, la France et la communauté internationale cherchait à promouvoir une solution africaine à la résolution de cette crise. Les discussions autour de la création d’une force africaine soutenue par certains partenaires occidentaux, la MISMA (mission internationale de soutien au Mali sous conduite africaine) était déjà bien engagées mais elle était encore loin d’être déployée sur le terrain, au sud du fleuve.

La surprise finalement est venue de l’attaque des djihadistes qui cherchaient à conquérir le terrain avant le déploiement de cette force. C’est ce qui explique l’appel à l’aide du gouvernement malien

La décision de François Hollande d’empêcher ce mouvement n’a pas cependant pris les états-majors totalement au dépourvu. Depuis l’installation au Mali à la fin des années 90 de cellules combattantes des GIA (groupes islamiques armées) algériens et la systématisation d’enlèvements d’occidentaux, le Sahel était sur les radars des services de renseignement.

Est-ce que la France avait les moyens de ses ambitions avec cette guerre, dans une période où les budgets étaient assez resserrés ?

On a quand même déployé 7000 hommes. J’avais les moyens nécessaires pour la mission qu’on m’avait fixée. Et puis la France n’était pas seule. L’union Européenne mettait en place une mission de formation de l’armée malienne et rapidement les Nations-Unies sont venus épauler la MISMA, pour ensuite la remplacer en intégrant ses contingents dans une force de l’ONU, la MINUSMA.

Racontez-nous votre rôle en tant que commandant en chef de l’opération Serval.

Je devais exercer le commandement sur l’ensemble des forces françaises engagées au Mali.

La première des choses à faire c’était de déployer la force ou au moins un premier élément tactique cohérent, terre et air. Puis d’installer, organiser et soutenir 7000 hommes en quelques semaines alors que nous partions de zéro. Ce fut un tour de force logistique sans précédent et un vrai succès collectif de notre organisation militaire, de Paris jusqu’à Tessalit, à 1800km de pistes de Bamako.

Au-delà de cette phase particulière, le rôle essentiel d’un commandant de théâtre c’est bien sûr de conduire les opérations militaires, en lien étroit avec les forces concourantes (maliennes, de l’ONU)  à sa mission mais également de produire une vision de l’évolution du théâtre qui puissent nourrir la réflexion de l’échelon politico-militaire à Paris et orienter les futures décisions.

C’est-à-dire ?

C’est le rôle, un peu méconnu mais essentiel, d’un commandant de théâtre.

Bien sûr, il fédère, coordonne et emploi les composantes tactiques, c’est-à-dire les capacités aériennes et terrestres, leur fixe des objectifs, sur le terrain ou sur l’adversaire, et en contrôle la bonne exécution.

Mais il doit également garder le recul et le temps d’avance nécessaire pour diriger la campagne dans la bonne direction. Cela se fait en lien étroit avec Paris qui in fine valide les grandes orientations.

Quel est le rythme d’un commandant en chef d’une telle opération ?

Comme tout le monde sur le théâtre, on est disponible 24h sur 24 même s’il faut garder un peu de temps pour soi ne serait-ce que pour décanter.
L’état-major est très important. Il faut qu’il établisse rapidement un cycle de travail, que nous appelons rythme de bataille, qui permette au chef de décider dans le bon timing. C’est une alternance de briefings récurrents sur la situation avec des points thématiques, sur la logistique ou le renseignement par exemple, ou encore de réunions décisionnelles sur des options tactiques pour la phase suivante. Dans ces réunions, tout est pris en compte : l’évolution de la situation sur le terrain, la manœuvre de l’adversaire, la météo et la nature du terrain, les moyens disponibles.

Quelle était la difficulté dans votre rôle de commandant de théâtre ?

Il fallait frapper les djihadistes avant qu’ils ne se perdent dans les immensités sahéliennes. De ce fait, il fallait aller vite, dans la bonne direction, en couvrant le risque d’une attaque sur nos arrières par une katibat que nous aurions dépassée.

Ma préoccupation principale était d’imposer un rythme à la manœuvre pour qu’on puisse prendre l’ennemi de vitesse et avant qu’il n’ait le temps de se réorganiser.

Quelles sont les premières difficultés que vont rencontrer les soldats français ?

Très clairement les premières difficultés sont d’ordre logistique car il faut faire un effort incroyable pour acheminer une force de 7000 hommes, en plein milieu du désert et loin d’une façade maritime. Pour cela, nous avons affrété des aéronefs civils et bénéficié également des contributions de nos alliés européens et américains. Soutenir cette force en plaine montée en puissance à une telle distance de Bamako était une préoccupation permanente. Il faut imaginer ce que représente le maintien des flux de carburant, de vivres, d’eau, de pièces de rechange et de munitions à travers le désert. Sans parler du soutien santé qui reste une des premières priorités.

Et quid des difficultés liées aux opérations ?

Nous avons connu des difficultés dans le domaine du renseignement. Avant que le président François Hollande ne déclenche l’opération Serval, nous pouvions suivre l’activité des Katibats à travers leurs indiscrétions.

À partir du moment où il y a eu les premières actions françaises, ils ont nettement renforcé leur protection face à nos moyens d’interception, écoute ou observation. À cette époque-là, nous n’avions pas de drone et très peu de capteurs déployés sur le théâtre.

Comment expliquez-vous ces difficultés liées au renseignement ?

Ce sont des difficultés qui sont naturelles dans une mission comme celle-là, lorsque tout  déclenche brutalement. Vous ne pouvez pas avoir les moyens opérationnels en renseignement dès le premier jour. Vous en avez certains… mais pas tous ! Comprenez-bien : ce n’était pas une difficulté liée à un manque de moyens mais au temps nécessaire pour les déploye. À partir de 2014, l’arrivée des drones Reaper, sans être la réponse à tout, a changé la face des opérations au Sahel. C’était un moyen important qui nous manquait pour espérer trouver l’adversaire dans ses sanctuaires.

Quelle est la place du renseignement dans ce type d’opération ?

Dans cette guerre asymétrique, il est un préalable indispensable parce que l’ennemi se dévoile très peu. Vous ne pouvez pas penser le trouver uniquement en patrouillant dans votre zone d’action car il sait que s’il accepte le combat, il va se retrouver face à une force supérieure, en nombre et en équipement. Dès lors, il va plutôt chercher à frapper par surprise et à disparaître.

L’exemple de cette stratégie, ce sont les engins explosifs improvisés posés sur les pistes et qui visent à faire sauter nos véhicules. Ce sont des actions de harcèlement, qui font mal. A chaque fois, ce sont plusieurs tués ou blessés et vous ne voyez jamais l’adversaire. Pour faire cesser ces actions, il faut le trouver et l’engager avant qu’il ne conduise ce type d’attaque.

Est-ce qu’il y a une appréhension particulière lorsque l’on arrive dans un pays étranger et sur un terrain que l’on ne connaît pas ?

J’avais plutôt une préoccupation, celle d’aligner une capacité opérationnelle minimum face à un ennemi dont vous avez réussi à déterminer les contours, la nature, le volume et l’attitude. Comme évoqué, cela a été une des difficultés.

À l’époque, comment les armées françaises sont accueillies par les populations locales ?

C’était un accueil extrêmement chaleureux. Ces gens-là venaient de vivre sous la charia la plus stricte et c’était une vraie libération. J’ai en particulier en tête le remerciement des femmes maliennes.

Dès les premières semaines, de gros moyens vont être déployés et des villes rapidement récupérées (Gao, Tombouctou). Comment expliquez-vous ces réussites assez rapides ?

Il y a une raison qu’il ne faut pas sous-estimer : à partir du moment où les katibat ont été frappés et qu’ils ont eu à faire face à nos Forces spéciales, ils ont fait le choix stratégique de se replier. En faisant cela, ils se sont dispersés dans l’immensité et n’ont pas cherché à tenir ferme une ville ou un point particulier. De ce fait, les prises de Gao et de Tombouctou en ont été facilitées.

Il n’y a donc pas eu énormément de combat ?

Non, pas jusqu’à la prise des grandes villes comme Gao et Tombouctou. Nous n’avions pas énormément de forces déployées non plus, ce qui minimisait le nombre des accrochages relativement à ce qui s’est passé dans la phase après. Quand nous avons atteint leurs sanctuaires du nord Mali, les combats ont nettement cru en intensité.

Avez-vous été surpris par le fait que les djihadistes fuient les combats ?

Non car eux-mêmes étaient surpris par notre intervention. La France avait dit pendant des mois qu’elle n’interviendrait pas au Mali, je pense qu’ils étaient assurés de leurs succès et du fait qu’ils allaient accéder à Bamako rapidement.

Tout d’un coup, ils se sont retrouvés dans une situation qu’ils n’avaient pas du tout anticipé et se sont repliés dans leurs sanctuaires faute de savoir quoi faire d’autre que de chercher à économiser leurs forces le temps de se rétablir.

A ce moment-là, ils ont connu une phase de surprise stratégique.

Certains militaires n’ont pas hésité à pointer du doigt les pressions politiques pour accélérer l’avancée des militaires français, avec notamment la prise de Tombouctou. Comment avez-vous géré ces demandes avec vos subordonnés ?

Effectivement, ce débat a eu lieu. Ce sont des affaires qui se règlent à Paris. Ce sont des choix d’options réalisés par les autorités politiques, sur proposition du chef d’état-major des armées. C’est le cours naturel des choses : les autorités militaires ont une vision de l’opération liée à leur connaissance unique de l’emploi des forces et ils cherchent en permanence à anticiper la phase suivante. Les autorités politiques peuvent vouloir inverser des priorités pour des raisons qui leurs sont propres.

Il s’engage alors souvent un dialogue pour réajuster le timing et les moyens consentis afin d’atteindre l’objectif arrêté en conseil de Défense.

Si vous regarder dans l’histoire, ce type de débat a toujours eu lieu en temps de guerre et dans tous les pays.

Vous avez été commandant des Forces spéciales de 2013 à 2016. Expliquez-nous leur rôle et leur importance, lors de l’opération Serval, face à un ennemi aussi mobile.

Justement, les Forces spéciales sont particulièrement adaptées à ce type d’ennemi parce qu’elles sont elles-mêmes très légères et très mobiles et peuvent atteindre l’adversaire avant qu’il ne se réfugie dans ses sanctuaires.

Elles disposent d’une composante aérienne très dimensionnée avec des avions et des hélicoptères pour prendre de vitesse l’adversaire. Elles ont donc joué un rôle très important dans cette première phase en dépassant l’ennemi et en saisissant des points clés sur ses arrières. L’aéroport de Tessalit par exemple.

Ce sont elles qui auraient agi en premier lieu dans la nuit du 10 au 11 janvier 2013. Vous confirmez ?

Elles étaient prépositionné sur le théâtre ce qui a permis de réagir tout de suite avec des forces entrainées et acclimatés, donc prêtes à l’action.

Prépositionnels, donc avant le début du conflit ?

Tout à fait, depuis 2010.

Sur le plan de la tactique. En tant que commandant en chef des opérations, expliquez-nous comment on met en place des plans dans un pays aussi vaste et lorsqu’on dispose d’autant de moyens (aériens, terrestres et navals). Entre la réalité du terrain, le tempo politique et les moyens dont vous disposiez, cela ressemble à un gigantesque casse-tête.

On gère tout ça parce qu’on est entouré. L’état-major est une machine qui aide la décision du chef, qui prépare et éclaire ses choix par un  reporting précis et permanent sur la situation. C’est une force collective. Pour un homme seul, c’est totalement inabordable.

Sur le plan militaire, en 2013, quelles sont les relations entre les armées françaises et maliennes ?

Les relations étaient excellentes. L’armée malienne, nous l’avons sauvée d’un désastre plus qu’annoncé car, sur le front, elle était réduite à quelques centaines d’hommes.

Sur le plan de notre coopération, nous avions travaillé en partenaires, en partageant notre renseignement et nos plans d’opération au niveau tactique et en menant de nombreuses opérations conjointement.

L’armée française a aujourd’hui un niveau et un savoir-faire en matière de partenariat militaire opérationnel avec les forces armées de la région sans équivalent.

Sans trahir de grands secrets, pourriez-vous nous donner les grandes lignes de votre RETEX lorsque vous quittez vos fonctions de commandant en chef de l’opération Serval en août 2013 ?

Je ne vais pas revenir sur ce que j’ai évoqué sur le renseignement et la logistique. En revanche, ce que je peux évoquer c’est la façon dont la force Serval a travaillé avec ses partenaires africains de la Misma, puis avec la Minusma ou encore avec l’armée malienne. Il faut comprendre que les 7000, puis rapidement 4500, hommes déployés n’auraient pas suffi sans le déploiement des autres. Le niveau de coopération a été très bon.

Lorsque vous écrivez votre RETEX, est-ce que vous vous imaginez que la France va rester encore 9 ans dans ce pays ?

Pas du tout. En fait je n’en sais rien car en toute honnêteté, ce n’est pas une question que je me pose à ce moment-là. Je sais bien que tous les problèmes ne sont pas résolues mais ne je me demande pas si on va les résoudre en 3 ans, 10 ans ou plus. Dès le départ, il était clair ce n’était pas à l’armée française de se charger de tout et donc que le succès final de l’opération dépendrait de l’implication de tous ses acteurs, à commencer par ses acteurs locaux.

À titre personnel, que retenez-vous de cette expérience de commandant en chef de près de 7000 soldats, en plein désert, dans un pays qui était promis aux mains des djihadistes ?

C’est un souvenir incroyable. Le sentiment du devoir accompli et vous savez, quand vous partagez un succès, cela a toujours plus de valeur. Là, j’estime avoir eu la grande chance et le grand honneur d’être porté à la tête d’un effort collectif qui s’est déroulé avec une grande fluidité grâce à la détermination de tous.

Quand je suis assis dans l’avion, je me suis dit que tout ce que j’avais connu avant dans ma carrière, succès comme échecs, toute l’expérience que j’avais accumulé, m’avait permis d’assumer pleinement le commandement de la force interarmées Serval.